Alors que les négociations vont bon train en France et au sein des instances européennes, la question du « juste prix » de l’électricité demeure bien au centre des débats. Après le temps du bilan, qui a montré de graves défaillances techniques et stratégiques, le marché de l’électricité en France et en Europe va être revu et corrigé dans les prochains mois. Peut-on y voir une éclaircie pour les boulangers ?
L’analyse de la crise énergétique en France et au sein de l’Union européenne (UE) a montré au grand jour des dysfonctionnements profonds, tant au niveau de l’organisation du marché européen de l’électricité que du parc nucléaire d’EDF (premier producteur d’électricité en Europe) et de l’Arenh (voir ci-après). Rappelons-nous, avec la forte reprise de l’activité économique post-covid (qui avait accru fortement la demande en énergie des pays européens) et les risques de pénurie sur le gaz consécutifs aux représailles économiques russes à l’encontre de l’UE, le cours de l’électricité avait explosé en deux temps : au second semestre 2021 (reprise post-covid) et encore davantage au second semestre 2022 (tensions géopolitiques sur le gaz). À la fin de l’été 2022, la crise atteignait un paroxysme : le prix du mégawatheure (MWh) échangé sur les marchés de gros atteignait les 700 € sur les transactions spot (achat pour une livraison le jour même ou le lendemain) et les 1000 € sur les contrats future (achat pour une livraison à moyen ou long terme). Avec de tels coefficients (par exemple x15 entre la fin août 2020 et 2022 sur le cours Epex spot), c’était du jamais vu !
Une succession d’évènements malheureux
Les causes de cette flambée folle ont depuis été décryptées en profondeur. Elles sont de plusieurs ordres. D’abord, il y a eu l’élément déclencheur : la baisse très forte des approvisionnements en gaz par gazoducs en provenance de Russie. Cette mesure de rétorsion russe contre l’UE a fait craindre une pénurie de gaz et mis les marchés de l’énergie sous haute tension, surtout à l’approche de l’hiver. Les prises de positions spéculatives ont (comme toujours) aggravé la situation. Dans le même temps, alors qu’un repli vers l’énergie électrique s’organisait en Europe, le parc nucléaire français faisait preuve d’une totale incapacité à répondre à la demande, montrant ainsi au grand jour des défaillances majeures, toutes autant exceptionnelles que systémiques. En effet, de nombreux réacteurs nucléaires étaient à l’arrêt ou au ralenti au premier semestre 2022… et, ce, pour diverses raisons techniques, programmées ou imprévues (rechargement de combustible, visites décennales, vérifications suite à la découverte d’un risque de fissures par corrosion sous contraintes, baisse du niveau des cours d’eau…). À l’été 2022, seulement 24 réacteurs (sur les 56 que compte le parc actuel) étaient 100% disponibles…
Une divagation politique
Mais les problèmes techniques d’EDF n’expliquent pas tout. Un rapport d’enquête parlementaire récent (avril 2023) sur les raisons du naufrage du nucléaire français met en cause l’idéologie politique qui a prévalu sur les trois dernières décennies et qui a conduit, selon le rapporteur, au « récit d’une lente dérive, d’une divagation politique, souvent inconsciente et inconséquente, qui nous a éloignés et de la transition écologique et de notre souveraineté énergétique. » La sphère politique sort donc de trente ans d’aveuglement et reprend conscience des défis auxquels elle doit faire face. La relance du nucléaire civil redevient désormais une priorité française et même le fer de lance de la politique industrielle du second quinquennat d’Emmanuel Macron qui a déclaré vouloir construire à court terme 14 nouveaux réacteurs de nouvelle génération (EPR2). Pour le gouvernement français (et même pour la Commission européenne), le nucléaire est en effet la seule énergie capable de répondre à la fois à la consommation grandissante d’électricité (liée à l’électrification des usages au sein des ménages, des collectivités et des entreprises), à la mise en place d’un prix compétitif et stable (pour les entreprises et les ménages) et au maintien du calendrier vers la neutralité carbone de la France prévue pour 2050.
Un marché aberrant
Au niveau européen, consécutivement à une proposition présentée en mars 2023 par la Commission européenne, Ursula von der Leyen (présidente de la Commission européenne) s’est engagée à réformer en profondeur le marché de l’électricité. Elle rappelait fin août 2023 que « la montée en flèche des prix de l’électricité expose les limites de l’organisation actuelle de notre marché de l’électricité. C’est pourquoi nous travaillons à une intervention d’urgence et à une réforme structurelle du marché européen de l’électricité. » Il faut comprendre que la forte baisse des volumes d’électricité disponibles sur le marché européen (du fait, notamment, de l’indisponibilité des centrales nucléaires d’EDF) avait induit la mise en route des centrales électriques à charbon et même à gaz (nombreuses en Allemagne et en Pologne) pour éviter des délestages ponctuels et même des coupures généralisées sur un territoire (blackout). Comme prévu, le prix de l’électricité a donc été aligné sur le coût de production de ces centrales électriques fonctionnant aux énergies fossiles. Pour nous Français, qui disposons de la plus grande capacité de production nucléaire d’Europe et même du plus grand parc hydro-électrique de l’UE, payer le prix de notre électricité sur la base de ces centrales polluantes et coûteuses était une aberration ! C’est pourquoi de nombreuses voix se sont levées pour découpler les prix de l’électricité sur ceux du gaz ou, même, sortir la France du marché européen de l’énergie. C’est l’enjeu central des négociations qui ont lieu actuellement au sein des institutions européennes.
L’union fait la force
Mais le marché européen de l’électricité n’a pas que des inconvénients. Il permet d’abord de pouvoir exporter sa production au plus offrant puisque l’électricité ne se stocke pas. Et la France en profite largement puisqu’elle est le premier pays exportateur nette d’électricité en Europe (mise à part en 2022, année exceptionnelle où elle s’est faite dépasser par la Suède pour la première fois en quarante ans !). Le marché européen évite aussi les ruptures d’approvisionnement, notamment lorsque la demande explose et que la production peine… La structuration du prix final permet de couvrir les charges de toutes les centrales électriques appelées à produire. Les dernières appelées (celles dont le coût de production est le plus élevé) se trouvent aussi être celles qui fonctionnent au gaz ou au charbon précisément. En cas de forte demande, alors que ces dernières centrales polluantes couvrent tout juste leurs charges, les parcs dont les coûts de production sont moindres (photovoltaïque, éolien, hydro-électrique, nucléaire) voient au contraire leurs bénéfices augmenter. Ce système contribue ainsi à soutenir le développement des filières bas carbone (renouvelables et nucléaire). C’est pourquoi les grands opérateurs de l’électricité en Europe (EDF et Engie en France, RWE en Allemagne, Vattenfall en Suède…) ont engrangé des bénéfices record en 2022. Alors que tous les dirigeants ont déclaré vouloir investir fortement dans les énergies renouvelables, la Commission européenne (qui plaide pour une Union de l’énergie) voudrait aussi que les profits des entreprises bénéficient aux ménages et aux entreprises… ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Les limites de l’Arenh
En France, parallèlement aux défis de la relance du nucléaire et de l’accélération sur les énergies vertes pour tenir les objectifs de neutralité carbone, le gouvernement et EDF cherchent à donner une suite à l’Arenh (accès régulé à l’électricité nucléaire historique), un dispositif qui a démarré en 2011 et dont la fin est programmée au 31 décembre 2025. Ce dispositif réglementaire permet aux fournisseurs alternatifs d’accéder à l’électricité produite par les centrales nucléaires d’EDF (fournisseur historique) à un prix régulé et fixé par l’Etat. Avec la crise boursière, cette source d’électricité est devenue particulièrement bon marché (42€ le MWh). Pour retrouver des tarifs concurrentiels, les fournisseurs se sont donc rués sur l’Arenh pour établir leurs contrats d’électricité. Le volume total d’électricité délivrée à ce tarif étant limité par contrat (120 TWh en 2022, 100 TWh en 2023), les fournisseurs ont dû se partager le gâteau, augmentant ainsi mécaniquement la part achetée sur les marchés de gros dans tous les contrats indexés sur les tarifs réglementés de vente (tarif bleu d’EDF et assimilés).
Une relance en ordre de marche
Même si les cours semblent désormais se stabiliser (autour de 100 € le MWh sur le marché spot et 200 € le MWh sur le marché à terme – début octobre 2023) malgré une forte volatilité, on reste néanmoins « sur des prix élevés » de l’aveu même du PDG d’EDF, Jean-Michel Devaza. Et la situation du nucléaire français reste encore assez préoccupante, même si on est sorti du risque de blackout de l’hiver dernier (32 réacteurs sont désormais pleinement opérationnels, la capacité de production atteignant désormais 57% de l’ensemble du parc nucléaire). « Tout est en train de se remettre en place, assure Jean-Michel Devaza, grâce aux mesures d’urgence, mais aussi à une prise de conscience européenne qui consiste à dire qu’il faut découpler les prix de l’électricité de ceux du gaz ainsi que les prix spot des contrats à moyen et long terme. Il faut que l’Europe se mette d’accord selon les règles de l’unanimité. Cela conditionnera un certain nombre de choses, notamment un sujet qui nous occupe pas mal à EDF : celui de l’Arenh qui se termine fin 2025. Car aujourd’hui, lorsque l’on fait des prix d’offre de marché pour les fournisseurs, on intègre une part de la base du nucléaire historique, les fameux 42 € le MWh. Nous pensons qu’il faut revoir ce fonctionnement qui ne reflète pas les vrais coûts propres de production », explique-t-il.
Vers un système plus protecteur
Alors que le gouvernement cherche à protéger le pouvoir d’achat des Français et la compétitivité des entreprises, EDF doit en effet pouvoir pérenniser son outil industriel et même investir pour répondre aux défis qui l’attendent. L’Etat ayant tout juste renationalisé EDF (le 8 juin 2023, l’entreprise est devenue propriété de l’Etat à 100% et l’action n’est donc plus cotée en bourse), le gouvernement est désormais libre de faire d’EDF le bras armé de sa relance énergétique. La France réfléchit aussi de son côté (et en dehors du cadre européen), à un nouveau système franco-français plus protecteur contre les flambées des prix (tout en trouvant une solution de remplacement à l’Arenh). Le projet actuellement en débat serait de taxer EDF si les prix du marché de gros augmentent. Le surprofit serait récupéré par l’État et redistribué aux ménages et aux entreprises. Le niveau de protection serait ainsi plus efficace que les systèmes actuels (tarif Arenh, bouclier, amortisseur) et mieux corrélé aux hausses des cours, tout en permettant de pérenniser (et même de développer) l’outil de production. Le prix du MWh français fait aussi actuellement l’objet d’un arbitrage serré car il faut couvrir les très lourds besoins financiers d’EDF (dette, fonctionnement, investissement) et assurer un prix raisonnable et stable pour les ménages et les entreprises. En annonçant une « loi sur la production d’énergie » pour la fin de l’année, Emmanuel Macron a envoyé un signal fort à l’UE : la France compte bien reprendre la main sur sa souveraineté énergétique. Quant à la question du « juste prix » de l’électricité, il est probable que celui-ci reste perché sur un « consensus haut » au vu des défis qui nous attendent.
Armand Tandeau